L’interviou de Jean-Marc à La Raison

La Raison : Pourrais-tu te présenter à nos lecteurs ?

Jean-Marc Raynaud : Je m’appelle Jean Marc Raynaud. J’ai 69 ans. Dans une vie antérieure. J’étais intendant dans un collège. J’habite l’île d’Oléron. Je milite à la Fédération Anarchiste depuis le début des années 1970. Et à la Libre Pensée depuis une petite dizaine d’années. Je suis le cofondateur de l’école libertaire Bonaventure (libertaire, laïque et gratuite). Ce qui nous a valu, en 2004, 4 jours et 4 nuits de garde à vue antiterroriste pour avoir scolarisé les fils de militants d’ETA. Dernièrement, je me suis fait remarquer en écrivant au Président de la République pour lui demander de me déchoir de la nationalité française pour X et Y raisons de l’actualité du moment. Je passe, donc, pour un mauvais sujet.

LR : D’où vient l’idée d’une maison d’édition comme les Éditions Libertaires ?

JMR : Le hasard. Il y a 20 ans, alors que je n’y connaissais rien, je me suis retrouvé bombardé responsable des éditions de la Fédération Anarchiste. J’ai appris sur le tas. C’était passionnant. Au bout de cinq ans, j’ai passé le relais, mais cela me manquait. Aussi, avec une demi­ douzaine de camarades, nous avons décidé de poursuivre l’aventure sous une autre forme. Les Éditions libertaires sont une structure éditoriale libertaire, mais autonome de toute organisation. Depuis maintenant 13 ans, nous avons sorti 200 livres. Notre stratégie éditoriale est claire. Nous éditons tous les genres (essais, histoire, romans. SF, BD, théâtre, féminisme, homo…) dès lors que ces textes s’inscrivent dans une démarche de révolution sociale. Est-il besoin de le préciser, nous travaillons tous gratos, nous faisons imprimer nos livres en France dans une coopérative ouvrière de production, nous refusons les contrats « aidés » comme toute subvention.  Nous sommes libres.

LR : Comment fonctionnent les Éditions libertaires ?

JMR : Tu ne vas pas me croire. Nous n’avons pas de comité de lecture. En tout cas pas au sens habituel du terme. Quand l’une ou l’autre de la bande reçoit un manuscrit ou en sollicite un, il en fait naturellement part à ses petits camarades qui lui donnent leur point de vue. Quand l’un ou l’une d’entre nous, après remarques, critiques ou louanges, est partisan de sortir un livre, personne ne s’y oppose. Nous fonctionnons à la confiance.

LR : Tu as réédité un certain nombre d’ouvrages de libres penseurs ; peux-tu nous en dire plus ? Qu’est-ce qu’un libre-penseur peut trouver aux éditions libertaires ?

JMR : En tant que Libertaires, nous bouffons du curé, du rabbin, de l’imam… tous les jours. Pour autant, nous estimons qu’une société libertaire n’a pas à être une société « ethniquement » pure, peuplée uniquement de libertaires, c’est-à-dire d’athées. Qu’elle fonctionne d’une manière libertaire nous suffit amplement. Dans cette optique, la rencontre avec la Libre Pensée était mathématique.

La Libre Pensée qui est anticapitaliste, antimilitariste, anti­ cléricale… est également porteuse d’une société laïque. Nous sommes, donc, faits pour nous entendre. Nous avons une collection « Propos mécréants ». Une dizaine de titres seulement. Alors, à vos plumes camarades. Notre porte vous est grande ouverte.

LR : Y a-t-il des ouvrages auxquels tu accordes une valeur, disons, sentimentale plus forte et que tu recommandes ? Dans ses enfants, en principe, on n’a pas de préféré, mais peut-être pour les livres, n’en est-il pas de même ?

JMR : Dans nos 200 titres, même si je les aime tous, il y en a trois qui sortent du lot. Pour des raisons différentes. Le premier, c’est Les égorgeurs de Benoist Rey. Un des quatre livres majeurs sur la guerre d’Algérie. En 1960, Benoist avait 20 ans. Il était apprenti-imprimeur. Le cœur à gauche. Service militaire. Fallait-il y aller ou non ? Quand on a 20 ans, on est dans la toute puissance. Il a décidé d’y aller. Très vite il a compris qu’il allait se faire broyer. Refus de porter une arme. Le hasard d’un officier intelligent ou pervers (les deux) lui disant, monsieur Rey, infirmier, cela vous irait ? Oui. Mais, une condition, je vous mets dans les bataillons de chocs. Ainsi, l’infirmier Benoist Rey, en uniforme, mais sans armes, s’est retrouvé sur le front de l’horreur. De l’impensable. Son commando héliporté en haut des collines descendait dans les vallées pour « nettoyer ». Assassinats, viols, vols, humiliations, tortures… Par les engagés comme par les appelés. Benoist a vu tout cela. Il est intervenu maintes fois pour… Il a même piqué des combattants du FLN pour leur éviter une séance de torture supplémentaire. Il est ressorti de tout cela traumatisé. Pour se laver la tête, il a écrit ce livre. De « grands » éditeurs ont refusé son manuscrit. Monsieur, vous êtes un menteur ; l’armée française ne peut agir ainsi. Jérome Lindon, des éditions de Minuit, publia ce livre. Sorti un mercredi, saisi le vendredi. Le Monde, le Canard Enchainé et le Monde libertaire eurent, néanmoins le temps d’en parler. Je m’honore d’avoir réédité ce livre en 1998 et d’avoir, à cette occasion, noué une amitié à nulle autre pareille avec Benoist. J’oubliais, par-delà l’importance de la dénonciation de l’intolérable, ce livre est d’une qualité littéraire à nulle autre pareille. C’est du Camus.

Le second, c’est celui de mon camarade et ami Thierry Guilabert : Les ruines d’Auschwitz ou la journée d’Alexander Tanaroff. Tanaroff était un juif Ukrainien, athée et anarchiste. Il a été déporté au retour de son combat en Espagne chez les libertaires. C’était le père du célèbre mathématicien Alexandre Grothendick. Là encore, un putain de livre, sur le fond, et, cerise sur le gâteau, une écriture magnifique. Thierry est déjà un grand écrivain.

Le troisième c’est Oui nous avons hébergé un terroriste… de trois ans. De moi-même et de mon épouse. Je n’en dirais pas plus.

LR : Tu agis pour un travail en commun des marxistes et des anarchistes, ce qui est une position politique originale et à l’opposé de la tradition française d’un sectarisme bien ancré. Peux-tu en dire quelques mots ?

JMR : Je suis d’abord, et avant tout, un révolté (je ne supporte ni l’insupportable, ni l’intolérable). Je suis, ensuite et en même temps, un militant d’une révolution sociale. L’anarchisme et le marxisme ont tous deux échoué, c’est un fait. Pour autant, les deux cousins germains du communisme n’ont pas dit et fait que des conneries. Les deux ont des choses à dire et à faire dans le désastre sociétal actuel. Pour peu que… Pour peu que les uns et les autres reconnaissent leurs erreurs respectives. Pour peu que les uns et les autres admettent l’évidence qu’ils ont plus de convergences que de divergences. Pour peu qu’ils tirent les conséquences de leur présence commune dans les luttes d’aujourd’hui. Oh, bien sûr, il y a de sérieux contentieux entre les uns et les autres. Et il faudra les aborder. Mais, personne n’est responsable de ses parents et le présent implique de distinguer entre l’essentiel et l’accessoire.

Séparément, nous ne sommes plus rien. Ensemble, cela ne peut être que mieux. D’ailleurs nous sommes déjà ensemble dans les luttes. Alors comment faire avancer les choses ? Je ne crois pas à un cartel d’organisations. Toute institution vise à se pérenniser. Et de ce point de vue toute organisation, à quelques exceptions près, refusera toujours le suicide. Alors, j’en appelle à l’unité à la base. J’en appelle au peuple libertaire et marxiste. Débattons. Voyons ce que nous pouvons faire, ensemble. Et faisons. Nos mai­sons-mères vont faire la gueule. Ce n’est pas grave. Nous allons inventer de nouveaux modes de réflexions et d’organisation. Nos maisons-mères n’y pourront rien et n’auront d’autre choix que de s’y rallier. La Libre Pensée est un laboratoire de cette démarche. Que Dieu lui prête vie (c’est une blague).

Propos recueillis par Jean-Marc Schiappala-raison

La Raison, n°614 septembre/octobre 2016