Le Monde Libertaire, mai 2018, #1795, p26-27
Je hais les commémorations. Comme les enterrements. Les deux ont trop de points communs. Au niveau des éditions libertaires, nous avons, donc, décidé de renoncer à commémorer le cinq centième anniversaire de la révolution espagnole. À mon niveau j’ai décidé de ne pas aller à mon enterrement. Trop peur d’y faire de mauvaises rencontres. Cela étant, les témoignages de celles et ceux qui ont vécu certains événements historiques sont nécessaires. Ils valent ce qu’ils valent mais souvent beaucoup plus que toutes les thèses de troisième cycle nous expliquant, à la manière des météorologistes du temps qu’il a fait hier, NOTRE histoire. Voici le mien.
En mai 68, j’avais 21 ans. J’étais étudiant à la fac de droit de Bordeaux. Je voulais être commissaire de police. Si, si ! La défense de la veuve et de l’orphelin. J’ai très vite compris. Merci à mes profs réacs de l’avoir été autant. Comme tous les étudiants de cette époque (dixit tous les zombis du socialisme et du communisme) j’étais un bourgeois. Père ouvrier, maman vendeuse à Prisunic. J’étais, également, inculte politiquement. Normal pour un plouc de charentais. Mais, j’avais déjà quelques révoltes au cœur. Et, donc, je fréquentais toutes les crémeries révolutionnaires de Bordeaux. À la louche, ça devait bien avoisiner une cinquantaine de personnes. En mars ou avril 68, j’ai même assisté à une conférence de la FA à l’athénée à côté de Pey-Berland. Orateur, Maurice Joyeux, l’arrière-grand-père de ma fille. Sujet : Kropotkine.
À l’époque, nous nous battions pour que les garçons aient le droit d’aller dans les cités universitaires de filles. L’inverse était toléré. Nous parlions de révolution sexuelle. Nous critiquions la société de consommation et les responsables syndicaux de la CGT défilant avec des casquettes Ricard. Également la société du spectacle. Nous dénoncions les nouveaux sociologues et psychologues comme futurs larbins du capitalisme. Nous nous éveillions à une conscience écologiste. Au niveau éducatif, nous avions tous lu Libres enfants de Summerhill. Nous manifestions contre la guerre au Vietnam. Contre le totalitarisme à la mode soviétique… Bref, nous étions jeunes et un peu tout fou. Le vieux général ne comprenait rien au film. Idem pour le PCF et la CGT. Idem pour la population adulte de ce pays qui trouvait super la situation du moment (les trente glorieuses) et son modèle consumériste. Nous voulions juste changer le monde et la vie et leur donner du SENS. Alors, les anars et Kropotkine par rapport à tout cela ? Quelque chose comme une incongruité ! Sauf que !
Sauf que, notre rêve s’est peu à peu liquéfié. Nos leaders, sauf le camarade Sauvageot, se sont fait des plans de carrière. Pour autant, 90 % de mes camarades sont restés fidèles à eux-mêmes. Mais, en se dispersant dans tout un tas de luttes, fondamentales, mais parcellaires. L’anti-nucléaire, le retour à la terre, les communautés, l’écologie, les installés en usine, le féminisme, le comité d’action des prisonniers, ARDECOM (Asoc pour la recherche et le développement de la contraception masculine), le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire), les lunes autogestionnaires comme LIP, les luttes antimilitaristes comme le Larzac, les luttes ceci et cela… Bref, nous sommes restés nous-mêmes, mais divisés, atomisés, incapables d’unité et de fédération. Le capitalisme ne pouvait que nous récupérer. Nous avions perdu l’essentiel : le sens global des choses et de la vie et la nécessité de l’unité entre tous les damnés de la terre pour se donner les moyens d’un changement de civilisation. J’ai senti cela très vite. Qu’il ne suffisait pas de faire. Mais qu’il y avait plusieurs manières de faire. En 1970, toujours à la fac de Bordeaux, mais cette fois en Sciences de l’éducation, un prof m’a proposé d’écrire un mémoire sur l’éducation libertaire et il m’a conseillé d’aller à la bibliothèque anar de la rue du Muguet. Je m’attendais à tomber sur Kropotkine. Je suis tombé sur Sanchez. Un vieux militant de la CNT de Barcelone. Réfugié en France en 1939. Maçon à la retraite. Il m’a accueilli chaleureusement. La bibliothèque était monstrueuse. Il avait tout lu. Il y passait ses journées. À midi, deux tranches de pain, avec tomates, ognons et huile d’olive. Il m’a plus que guidé dans mes recherches. Sans jamais un mot plus haut que l’autre, il m’a expliqué la vie. Sans pour autant m’imposer son point de vue. Je me rappelle encore : « Écoute, petit, nous avons mis des décennies à construire la CNT. Nous avons réussi à fédérer des luttes syndicales, les athénées libertaires, les écoles rationalistes, des camarades végétariens ou nudistes, les mujeres libres… Moi, y’ou n’étais qu’oune simple maçon. Mais y’ai tout appris de cela. De la nécessité d’avoir un projet de société et de s’organiser pour cela. » La messe était dite.
Dans la foulée il m’a fait rencontrer Jean Barrué (un des fondateurs du Parti Communiste Français) membre du groupe anar de Bordeaux. Un jour, Jean m’a dit : « Ce serait bien que tu écrives. » Réponse : « Mais je ne sais pas écrire. » Réponse à la réponse : « Tu as des choses à dire. Donc, à écrire. Tu ne sais pas. Je t’aiderais. » Merci Sanchez, merci Jean ! Dans la foulée, j’ai adhéré à la FA dont ces deux bougres étaient membres. Ils ne m’ont jamais rien proposé en ce sens. Aujourd’hui, à 70 ans, je suis en mesure de faire un bilan. Les révoltes de mes vingt ans avaient du sens. Mais elles étaient à tous vents. Or, la révolution n’est pas à tous vents. Elle implique d’unir les vents en tempête. De s’organiser pour. L’anarchisme social, auquel je me suis rallié, aurait dû ou pu me donner les moyens de tout cela. Tel n’a pas et n’est pas le cas. Cherchez l’erreur ! Putain, comment est-ce possible de faire du plomb avec de l’or ?
J’ai été révolté. Je le suis toujours. J’ai été révolutionnaire. Je pense l’être toujours. Mais j’ai comme l’impression d’avoir loupé quelque chose. Sans doute pas assez de révolte et de révolution. C’est le principe des vieux. Bonne chance à vous, camarades jeunes, révoltés et révolutionnaires…
Jean-Marc Raynaud